Le remodelage de l’épithélium cornéen ainsi que sa capacité compensatrice pour maintenir un équilibre biomécanique de la cornée sont connus et son rôle est important pour le maintien d’une qualité optique élevée. Une régénération continue des cellules épithéliales est fondamentale pour garantir leurs fonctions, et plusieurs facteurs tels que le film lacrymal, l’innervation neuronale, le clignement réflexe contribuent à maintenir un environnement favorable au renouvellement de l’épithélium cornéen.
La morphologie de l’épithélium cornéen au cours des différents stades de la sécheresse oculaire présente des caractéristiques variables, associées à d’autres critères d’analyse disponibles sur nos appareils tels que l’évaluation du ménisque de larmes, la meibographie, et qui offrent ainsi une approche multimodale par OCT de la surface oculaire.
D.Z. Reinstein et al. ont été les premiers à analyser l’épithélium cornéen en réalisant des cartographies de toute la surface cornéenne grâce à un appareillage d’échographie de très haute fréquence, l’Artémis [1]. D’après leur étude, l’épaisseur épithéliale moyenne d’un sujet normal, excluant l’épaisseur du film lacrymal d’environ 4,79 ± 0,88 µm, était de 53,4 ± 4,6 µm. Leurs travaux ont démontré que l’épithélium cornéen est plus épais dans sa partie inférieure que dans sa partie supérieure dans les cornées normales probablement en raison du frottement résultant de la dynamique du clignement des paupières (figure 1). En effet, le mouvement plus ample de la paupière supérieure crée davantage de frottements sur la surface oculaire et exerce un effet mécanique sur les cellules épithéliales en induisant un amincissement de l’épithélium. |
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Figure 1. Carte épithéliale d’un œil normal avec une distribution uniforme. |
Les récentes évolutions de l’OCT, notamment en matière de résolution axiale, nous permettent, grâce à des outils de segmentation, d’isoler la couche de l’épithélium cornéen en détectant automatiquement le film lacrymal et l’interface épithélium-couche de Bowman. Le logiciel permet ensuite de générer une topographie de l’épithélium cornéen de 6 × 6 mm, de 9 × 9 mm et même désormais de 10 × 10 mm offrant ainsi une meilleure corrélation avec la topographie cornéenne (figure 1). L’un des appareillages les plus performants est actuellement le SOLIX™ (Visionix, Fremont, États-Unis) avec lequel nous avons réalisé ce travail.
En OCT, la mesure non invasive de l’épithélium cornéen inclut le film lacrymal, et l’épaisseur moyenne selon Y. Li et al. [2] serait chez un sujet normal de 52,3 ± 3,6 µm au centre, de 49,6 ± 3,5 µm en supérieur et de 51,2 ± 3,4 µm en inférieur, ce qui corrobore les travaux menés avec l’Artémis (figure 2).
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6mm epithelial map XR Avanti™, Optovue | 9mm epithelial map XR Avanti™, Optovue | 10mm epithelial map Solix™, Optovue |
Une étude, menée par A.J. Kanellopoulos et G. Asimellis [3], a montré une certaine précision des mesures OCT de l’épithélium cornéen avec une répétabilité des mesures de 1 µm et une variabilité de l’épaisseur topographique de l’ordre de 0,25 µm. Cette précision est importante à rappeler quand on connaît les faibles variations, de quelques microns, des modifications de l’épithélium cornéen.
La mesure de l’épithélium cornéen en OCT offre une projection de l’état de la surface oculaire non seulement car elle inclut le film lacrymal [4], mais aussi car la pachymétrie épithéliale varie en fonction de l’état de la surface oculaire. Le remodelage de l’épithélium cornéen ainsi que sa capacité compensatrice pour maintenir un équilibre biomécanique de la cornée sont connus, et son rôle est important pour le maintien d’une qualité optique élevée.
Dans la sécheresse oculaire au stade débutant, la pachymétrie épithéliale met en évidence une hyperplasie de l’épithélium cornéen avec une prédominance de l’apex cornéen en inférieur. Le niveau d’hyperplasie semble également étroitement lié au niveau de dysfonctionnement meibomien, et il est ainsi fréquent de retrouver une hyperplasie plus prononcée sur l’œil présentant un dysfonctionnement meibomien de stade plus avancé (figure 3).
La zone hyperplasique de l’épithélium correspond souvent à la localisation cornéenne où sont observés les premiers signes de rupture du film lacrymal lors de l’examen du break-up time (figure 4).
Figure 3 (L). Patiente, âgée de 27 ans, avec un tableau de blépharite d’origine accommodative qui présente une hyperplasie épithéliale bilatérale en inférieur de l’apex, d’aspect plus prononcé de l’œil droit où la meibographie montre un dysfonctionnement des glandes de Meibomius plus accentué.
Figure 4 (R) a.Image de la cornée du patient avec caméra infrarouge de l’OCT lors de l’acquisition des images.
b. Topographie pachy-métrique épithéliale révélant une hyperplasie en forme de croissant en inférieur de l’apex.
c. Topographie pachymétrique épithéliale avec échelle normalisée soulignant de manière plus évidente cette hyperplasie.
d. Corrélation de l’examen du break-up time montrant une rupture du film lacrymal associée à quelques traces de kératite ponctuée superficielle correspondant exactement à la zone d’hyperplasie de l’épithélium cornéen.
Cette hyperplasie peut être retrouvée dans d’autres localisations cornéennes en fonction de la chronicité de la sécheresse oculaire (figure 5).
Des études en immunofluorescence sur des modèles de souris ayant une sécheresse oculaire induite dans une chambre à environnement contrôlé ont démontré, grâce à la mise en évidence de la protéine Ki-67 (marqueur de prolifération cellulaire), une hyperplasie des cellules épithéliales cornéennes [5]. Cette hyperplasie épithéliale semble d’origine réactionnelle et liée aux microlésions induites que ce soit en raison d’un stress hyperosmolaire ou de l’effet microabrasif du clignement pour le maintien de la surface oculaire dans les atteintes de sécheresse modérées. Les mécanismes ne sont pas encore complètement élucidés, mais l’hypothèse la plus vraisemblable serait que la sécheresse oculaire pourrait être à l’origine d’une inflammation neurogène ou non et que l’augmentation de cytokines pro-inflammatoires serait impliquée dans la prolifération cellulaire et la kératinisation [6, 7].
Après un traitement associant hygiène des paupières avec masque chauffant et agent mouillant en 1re intention, on observe une résorption quasi complète de l’aspect d’hyperplasie épithéliale par normalisation de la surface oculaire après amélioration de la blépharite (figure 6, p. 72). La régression de l’hyperplasie épithéliale met en évidence que ces modifications sont bien en rapport avec des troubles de la surface oculaire, ce qui explique également l’impact des troubles de la surface oculaire sur la kératométrie, la réfraction de nos patients, donc leur instabilité visuelle. D’autre part, cette corrélation entre les zones d’hyperplasie de l’épithélium cornéen et la zone des premiers signes de rupture du film lacrymal suggère un mécanisme d’autorégulation entre l’épithélium cornéen et le film lacrymal pour garantir une certaine qualité optique.
L’hyperplasie de l’épithélium cornéen observée sur les topographies épithéliales en OCT dans la sécheresse oculaire pourrait être compensatoire au début de la maladie ; ensuite, une dégradation trophique s’installerait au cours de la phase chronique de la maladie, comme en témoignent les amincissements épithéliaux observés. En effet, par la suite une diminution des larmes va induire une augmentation de la fréquence de clignement et conduire à un frottement mécanique plus accru et ainsi à un amincissement plus marqué en supérieur de l’apex.
Figure 6 (R). Suivi d’un patient, âgé de 45 ans, atteint d’une blépharite associée à une hyperplasie réactionnelle de l’épithélium cornéen et à un certain volume de ménisque lacrymal basal objectivé par une image en coupe en OCT. Après 6 mois de traitement, on observe une quasi-normalisation de la carte épithéliale et une réduction du volume du ménisque de larmes avec une amélioration du break-up time.
Dans les stades plus sévères, on observe un amincissement épithélial global plus marqué et diffus (figure 7) [8, 9]. En effet, en poursuivant notre raisonnement, il a été démontré que la prolifération anormale de cellules de l’épithélium conjonctival et cornéen est corrélée avec une production anormale de protéines pouvant induire une apoptose. L’apoptose excessive ou la destruction mécanique de l’épithélium cornéen, si elles ne sont pas compensées par un renouvellement rapide, peuvent conduire à un amincissement global de l’épithélium cornéen dans les cas de sécheresse oculaire sévère.
N.A. Edorh et al. [10] ont montré une corrélation statistiquement significative des cartes épithéliales avec le break-up time et le test de Schirmer et ont démontré comparativement à un groupe témoin que l’amincissement de l’épithélium cornéen, notamment en supérieur de l’apex, est un facteur de détection de la sécheresse oculaire avec une valeur seuil de l’épithélium cornéen de 50 µm. L’hyperplasie n’a pas été mise en évidence dans cette étude à cause d’un probable biais de recrutement des patients issus d’une consultation spécialisée de sécheresse oculaire et présentant des stades de sécheresse oculaire plus avancés.
La cartographie épithéliale devient un outil intéressant, parallèlement à l’examen clinique, pour objectiver et quantifier la qualité de la surface oculaire tant dans le bilan initial que dans le suivi des troubles chroniques de la surface oculaire [11].
La meibographie est devenue une analyse incontournable pour évaluer le dysfonctionnement meibomien et sa sévérité. Désormais, certains appareils d’OCT disposent d’un module pour réaliser ces clichés à partir d’une caméra infrarouge (figure 8). Il est possible également d’obtenir des clichés meibographiques sur chaque machine OCT en détournant l’usage de la caméra infrarouge comme dans ce cas précis avec le Mirante™ (Nidek, Japon) (figure 9).
Figure 8 (L). Meibographie embarquée dans la plateforme OCT Solix™ mettant en évidence un dysfonctionnement meibomien de stade I-II
Figure 9 (R). Meibographie réalisée en utilisant de manière détournée la caméra confocale du rétinographe Mirante™..
L’OCT en coupe permet également de réaliser une imagerie du ménisque lacrymal inférieur avec la mesure de sa hauteur et de sa surface, matérialisant ainsi la sécrétion basale (figure 10). On peut également objectiver l’étendue des plis de conjonctivochalasis inférieur dont la sévérité est corrélée au risque de sécheresse oculaire (figure 11).
Figure 11. Imagerie OCT B-scan du ménisque de larmes inférieur mettant en évidence les plis de conjonctivochalasis.
L’OCT en face est une projection structurelle composée de nombreux B-scans dont l’espacement va varier en fonction de la densité des points de mesure, ce qui confère une certaine résolution à l’analyse cubique de cette acquisition. Cet examen a déjà démontré son intérêt dans les pathologies de la rétine, mais au niveau du segment antérieur son usage était limité en raison de la faible densité des B-scans.
L’augmentation récente de la vitesse d’acquisition avec les nouveaux appareils d’OCT spectral domain autorise une densité de 256 B-scans, offrant une belle projection de la cornée et de ses annexes.
L’OCT En Face nous permet de mettre en évidence l’instabilité de la couche lipidique du film lacrymal par des nuances de réflectivité du film lacrymal (figure 12). Certaines pathologies cornéennes associées à des troubles de la surface oculaire peuvent être observées en OCT en face, telles que la dystrophie de Cogan avec ses plis pathognomoniques de la membrane basale (figure 13) ou les kératites à adénovirus (figure 14), avec un suivi qui peut se faire conjointement avec le mapping épithélial.
Cette projection constitue une visualisation complémentaire dans une approche multimodale de la sécheresse oculaire par OCT.
Les modifications de l’épithélium au cours du bilan initial et du suivi de la sécheresse oculaire vont offrir des données quantitatives non dépendantes de l’opérateur, permettant d’apprécier certains changements ressentis par le patient, mais pas toujours bien matérialisés par l’examen du break-up time dépendant de l’opérateur, mais également du volume de fluorescéine instillée.
La multimodalité disponible sur les plateformes OCT, incluant la meibographie, la mesure du ménisque de larmes inférieur et l’analyse du profil épithélial cornéen, permettra de renseigner le bilan initial de la sécheresse oculaire parallèlement à l’examen clinique et de surveiller de manière objective l’évolution du patient au cours de son traitement (figure 15).
À la recherche d’une certaine précision biométrique dans la chirurgie dite “premium”, que ce soit pour les implants multifocaux, toriques ou dans la chirurgie cornéenne, la comparaison entre la topographie épithéliale et la topographie cornéenne est indispensable pour optimiser la mesure des valeurs kératométriques [12].
La corrélation entre la topographie cornéenne et l’épimapping met en évidence que les modifications épithéliales induisent des changements de la courbure cornéenne avec une atténuation de la kératométrie dans les zones où il existe une hyperplasie épithéliale (figure 16).
Figure 16. Jeune femme, âgée de 27 ans, avec des antécédents d’allergie aux acariens, candidate à une chirurgie réfractive et qui présente une topographie cornéenne irrégulière suspecte. La corrélation avec le mapping épithélial met en évidence une hyperplasie de -l’épithélium bilatérale en inférieur de l’apex associée à un dysfonctionnement des glandes de Meibomius modifiant la courbure cornéenne inférieure. Notez une hyperplasie plus prononcée de l’œil droit où l’atrophie des glandes de Meibomius est plus importante.
La topographie de l’épithélium cornéen semble un outil très intéressant pour obtenir une projection de la qualité de la surface oculaire objective en raison des modifications des cellules épithéliales cornéennes au cours de la sécheresse oculaire. L’OCT devient une plateforme multimodale pour l’analyse de la sécheresse oculaire avec la meibographie, la mesure du ménisque de larmes, l’OCT en face de la cornée et le mapping épithélial.
Cette nouvelle approche et cette quantification deviendront très probablement à l’avenir un standard pour l’analyse de la sécheresse oculaire que ce soit dans le dépistage ou dans le suivi ou dans le bilan initial en chirurgie réfractive.
A. El Maftouhi déclare avoir des liens d’intérêts avec Visionix (consultant).
Adil El Maftouhi est un orthoptiste spécialisé dans l’imagerie et l’exploration oculaire au sein du CHNO des XV-XX (Paris) et au Centre Ophtalmologique de Rive Geneva, en Suisse. Il est l’auteur d’ouvrages internationaux sur l’OCT et l’OCT-A. Il a également publié plusieurs articles évalués par les pairs comme « OCT et sécheresse oculaire » et « OCT : l’intelligence de l’épithélium ».
Adil El Maftouhi travaille au développement et à l’exploitation des divers systèmes d’imagerie disponible en ophtalmologie pour exploiter le potentiel de chaque système au profit de la clinique. Il contribue en parallèle au développement de nouvelles applications et logiciels d’imagerie notamment sur la technologie de l’OCT. M. El Maftouhi participe également à des projets de recherche clinique et pharmacologique dans le domaine de la rétine médicale, du glaucome et de la malvoyance.